DOCERE

Gustave Le Bon

« Si un législateur veut, par exemple, établir un nouvel impôt, devra-t-il choisir le plus juste théoriquement? En aucune façon. Le plus injuste pourra être pratiquement le meilleur pour les foules, s'il est le moins visible, et le moins lourd en apparence. C'est ainsi qu'un impôt indirect, même exorbitant, sera toujours accepté par la foule. Étant journellement prévelé sur des objets de consommation, par fractions de centime, il ne gêne pas ses habitudes et l'impressione peu. Remplacez-le par un impôt proportionnel sur les salaires ou autres revenus, à payer en un seul versement, fût-il dix fois moins lourd que l'autre, il soulèvera d'unanimes protestations. Aux centimes invisibles de chaque jour se substitue, en effet, une somme totale relativement élevée et, par conséquent, très impressionnante. Elle ne passerait inaperçue que si elle avait été mise de côté sou à sou; mais ce procédé économique représente une dose de prévoyance dont les foules sont incapables. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 15

« Nous savons aujourd'hui qu'un individu peut être placé dans un état tel, qu'ayant perdu sa personnalité consciente, il obéisse à toutes les suggestions de l'opérateur qui la lui fait perdre, et commette les actes les plus contraires à son caractère et à ses habitudes. Or, des observations attentives paraissent prouver que l'individu plongé depuis quelque temps au sein d'une foule agissante, tombe bientôt - par suite des effluves qui s'en dégagent, ou pour toute autre cause encore ignorée - dans un état particulier, se rapprochant beaucoup de l'état de fascination de l'hypnotisé entre les mains de son hypnotiseur. La vie du cerveau étant paralysée chez le sujet hypnotisé, celui-ci devient l'esclave de toutes ses activités inconscientes, que l'hypnotiseur dirige à son gré. La personnalité consciente est évanouie, la volonté et le discernement abolis. Sentiments et pensées sont alors orientés dans le sens déterminé par l'hypnotiseur. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 22

« L'influence d'une suggestion le lancera avec une irréristible impétuosité vers l'accomplissement de certains actes. Impétuosité plus irrésistible encore dans les foules que chez le sujet hypnotisé, car la suggestion, étant la même pour tous les individus, s'exagère en devenant réciproque. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 22

« L'évènement le plus simple vu par la foule est bientôt un évènement défiguré. Elle pense par images, et l'image évoquée en évoque elle-même une série d'autres sans aucun lien logique avec la première. [...] Incapable de séparer le subjectif de l'objectif, elle admet comme réelles les images évoquées dans son esprit, et ne possédant le plus souvent qu'une parenté lointaine avec le fait observé. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 28

« La qualité mentale des individus dont se compose la foule ne contredit pas ce principe. Cette qualité est sans importance. Du moment qu'ils sont en foule, l'ignorant et le savant deviennent également incapables d'observation. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 28

« La foule n'étant impréssionée que par des sentiments excessifs, l'orateur qui veut la séduire doit abuser des affirmations violentes. Exagérer, affirmer, répéter, et ne jamais tenter de rien démontrer par un raisonnement, sont les procédés d'argumentation familiers aux orateurs des réunions populaires. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 34

« Les foules ne connaissant que les sentiments simples et extrêmes, les opinions, les idées et croyances qu'on leur suggère, sont acceptées ou rejetées par elles en bloc, et considérées comme vérités absolues ou erreurs non moins absolues. Il en est toujours ainsi des croyances déterminées par voie de suggestion, au lieu d'avoir été engendrées par voie de raisonnement. Chacun sait combien les croyances religieuses sont intolérantes et quel empire despotique elles exercent sur les âmes. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 35

« Que de foules se sont fait héroïquement massacrer pour des croyances et des idées qu'elles comprenaient à peine! »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 38

« Les idées n'étant accessibles aux foules qu'après avoir revêtu une forme très simple, doivent, pour devenir populaires, subir souvent les plus complètes transformations. Quand il s'agit d'idées philosophiques ou scientifiques un peu élevées, on peut constater la profondeur des modifications qui leur sont nécessaires pour descendre de couche en couche jusqu'au niveau des foules. Ces modifications dépendent surtout de la race à laquelle ces foules appartiennent; mais elles sont toujours amoindrissantes et simplifiantes. Aussi n'y a-t-il guère, en réalité, au point de vue social, de hiérarchie des idées, c'est-à-dire d'idées plus ou moins élevées. Par le fait seul qu'une idée parvient aux foules et peut les émouvoir, elle est dépouillée de presque tout ce qui faisait son élévation et sa grandeur. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 41

« Il ne faut pas croire du reste que c'est parce que la justesse d'une idée est démontrée qu'elle peut produire ses effets, même chez les esprits cultivés. On s'en rend compte en voyant combien la démonstration la plus claire a peu d'influence sur la majorité des hommes. L'évidence éclatante pourra être reconnue par un auditeur instruit; mais il sera vite ramené par son inconscience à ses conceptions primitives. Revoyez-le au bout de quelques jours, et il vous servira de nouveau ses anciens arguments, exactement dans les mêmes termes. Il est, en effet, sous l'influence d'idées antérieures devenues des sentiments; or, celles-là seules agissent sur les mobiles profonds de nos actes et de nos discours. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 42

« Association de choses dissemblables, n'ayant entre elles que des rapports apparents, et généralisation immédiate de cas particuliers, telles sont les caractéristiques de la logique collective. Ce sont des associations de cet ordre que présentent toujours aux foules les orateurs qui savent les manier. Seules elles peuvent les influencer. Une chaîne de raisonnements rigoureux serait totalement incompréhensible aux foules, et c'est pourquoi il est permis de dire qu'elles ne raisonnent pas ou raisonnent faux, et ne sont pas influençables par un raisonnement. La faiblesse de certains discours ayant exercé une influence énorme sur les auditeurs étonne parfois à la lecture; mais on oublie qu'ils furent faits pour entraîner des collectivités, et non pour être lus par des philosophes. L'orateur, en communication intime avec la foule, sait évoquer les images qui la séduisent. S'il réussit, son but a été atteint; et un volume de harangues ne vaut pas les quelques phrases ayant réussi à séduire les âmes qu'il fallait convaincre. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 43

« Connaître l'art d'impressionner l'imagination des foules c'est connaître l'art de les gouverner. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 46

« Les vrais conducteurs des peuples sont ses traditions; et, comme je l'ai répété bien des fois, il n'en changent facilement que les formes extérieures. Sans traditions, c'est-à-dire sans âme nationale, aucune civilisation n'est possible. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 54

« Tous les mots et toutes les formules ne possèdent pas la puissance d'évoquer des images; et, il en est qui, après en avoir évoqué, s'usent et ne réveillent plus rien dans l'esprit. Ils deviennent alors de vains sons, dont l'utilité principale est de dispenser celui qui les emploie de l'obligation de penser. Avec un petit stock de formules et de lieux communs appris dans la jeunesse, nous possédons tout ce qu'il faut pour traverser la vie sans la fatiguante nécessité d'avoir à réfléchir. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 67

« Une des fonctions les plus essentielles des hommes d'État consiste donc à baptiser de mots populaires, ou au moins neutres, les choses détestées des foules sous leurs anciens noms. La puissance des mots est si grande qu'il suffit de termes bien choisis pour faire accepter les choses les plus odieuses. [...] L'art des gouvernants, comme celui des avocats, consiste principalement à savoir manier les mots. Art difficile, car, dans une même société, les mêmes mots ont le plus souvent des sens différents pour les diverses couches sociales. Elles emploient en apparence les mêmes mots; mais ne parlent pas la même langue. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 69

« Avec tous ses progrès, la philosophie n'a pu encore offrir aux peuples aucun idéal capable de les charmer. Les illusions leur étant indispensables, ils se dirigent d'instinct, comme l'insecte allant à la lumière, vers les rhéteurs qui leur en présentent. Le grand facteur de l'évolution des peuples n'a jamais été la vérité, mais l'erreur. Et si le socialisme voit croître aujourd'hui sa puissance, c'est qu'il constitue la seule illusion vivante encore. Les démonstrations scientifiques n'entravent nullement sa marche progressive. Sa principale force est d'être défendu par des esprits ignorant assez les réalités des choses pour oser promettre hardiment à l'homme le bonheur. L'illusion sociale règne actuellement sur toutes les ruines amoncelées du passé, et l'avenir lui appartient. Les foules n'ont jamais eu soif de vérités. Devant les évidences qui leur déplaisent, elles se détournent, préférant déifier l'erreur, si l'erreur les séduit. Qui sait les illusionner est aisément leur maître; qui tente de les désillusionner est toujours leur victime. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 71

« Ce n'est pas le besoin de liberté, mais celui de la servitude qui domine toujours l'âme des foules. Leur soif d'obéissance les fait se soumettre d'instinct à qui se déclare leur maître. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 77

« Les révolutions servent alors à rejeter entièrement des croyances à peu près abandonnées déjà, mais que le joug de la coutume empêchait de délaisser complètement. Les révolutions qui commencent sont en réalité des croyances qui finissent. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 91

« Ce n'est donc pas sans cause que les peuples ont toujours défendu leurs convictions avec intolérance. Très critiquable au point de vue philosophique, elle représente dans la vie des nation une vertu. C'est pour fonder ou maintenir des croyances générales que le Moyen Âge éleva tant de bûchers, que tant d'inventeurs et de novateurs moururent dans le désespoir quand ils évitaient les supplices. C'est pour les défendre que le monde a été tant de fois boulversé, que des millions d'hommes sont tombés sur les champs de bataille, et y tomberont encore. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 91

« L'absurdité philosophique de certaines croyances générales n'a jamais été, je le répète, un obstacle à leur triomphe. Ce triomphe ne semble même possible qu'à la condition qu'elles renferment quelque mystérieuse absurdité. L'évidente faiblesse des croyances socialistes actuelles ne les empêchera pas de s'implanter dans l'âme des foules. Leur véritable infériorité par rapport à toutes les croyances religieuses tient uniquement à ceci : l'idéal de bonheur promis par ces dernières ne devant être réalisé que dans une vie future, personne ne pouvait contester cette réalisation. L'idéal de bonheur socialiste devant se réaliser sur la terre, la vanité des promesses apparaîtra dès les premières tentatives de réalisation, et la croyance nouvelle perdra du même coup tout prestige. Sa puissance ne grandira donc que jusqu'au jour de la réalisation. Et c'est pourquoi si la religion nouvelle exerce d'abord, comme toutes celles qui l'ont précédée, une action destructive, elle ne pourra exercer ensuite un rôle créateur. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 93

« Victimes de cette illusion qu'en multipliant les lois, l'égalité et la liberté se trouvent mieux assurées, les peuples acceptent chaque jour de plus pesantes entraves. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 131

« Avec l'évanouissement progressif de son idéal, la race perd de plus en plus de ce qui faisait sa cohésion, son unité et sa force. L'individu peut croître en personnalité et en intelligence, mais en même temps aussi l'égoïsme collectif de la race est remplacé par un développement excessif de l'égoïsme individuel accompagné de l'affaissement du caractère et de l'amoindrissement des aptitudes à l'action. Ce qui formait un peuple, une unité, un bloc, finit par devenir une agglomération d'individus sans cohésion et que maintiennent artificiellement pour quelque temps encore les traditions et les institutions. C'est alors que divisés par leurs intérêts et le leurs aspirations, ne sachant plus se gouverner, les hommes demandent à être dirigés dans leurs moindres actes, et que l'État exerce son influence absorbante. »

— Gustave Le Bon, Psychologie des foules, éd. JDH Éditions, p. 133